La Distorsion

Contre le scientisme

Un·e distordu·e a lu "Contre de la scientisme" de Pierre Thuillier. Ce billet de blog est écrit à partir de ses notes de lecture. Elles ont donné lieu à plusieurs conversations au hackerspace, qui ont mis en lumière des points de vue divergents, des points aveugles mais importants de ce texte... Ce billet de blog est une invitation à venir discuter à la distorsion !

Des camarades de la bibliothèque anarchiste Libertad m'ont prêté un petit bouquin qui s'appelle Contre le scientisme. C'est une réédition de la postface que l'autheur Pierre Thuillier a écrit pour un de ses bouquins. Le texte a pour but de présenter de manière succinte une critique de l'idéologie scientiste. Le texte a été édité par l'imprimerie anarchiste Marseillaise Impatience, qui malheureusement n'existe plus. Heureusement, c'est toujours possible d'emprunter le bouquin à Libertad, et il est aussi disponible en pdf sur Internet.

Quand on veut creuser la critique radicale et politique des sciences et des techniques, c'est parfois difficile de voir par où commencer. On trouve des textes philosophiques assez ardus, qui s'attaquent à des enjeux précis et ne prennent pas toujours le temps de reposer les bases en détail ou d'expliciter le paysage conceptuel dans lequel le bouquin s'inscrit. L'an dernier par exemple, on a fait un groupe de lecture autour du texte Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle de Harraway, qui nous a torturé les méninges pendant plusieurs mois. Ca a donné lieu à de longues discussions et réflexions, mais c'était vraiment pas une lecture facile, et on n'en n'aurait pas tiré autant si on l'avait pas lu collectivement. Par ailleurs, plusieurs courants existent dans la pensée technocritique. Certains me semblent plus pertinents que d'autre, et il y en a même que je trouve franchement hostiles et dangereux (par exemple les morales basées sur le concept de Nature, qui dérivent vite vers des idées réactionnaires).

Le texte de Thuillier expose plutôt clairement des idées qui me semblent constituer une bonne base pour la pensée technocritique. Par ailleurs, il y a à la fin du bouquin un court texte non signé, qui pour le coup expose une posture qui ne me plait pas du tout. Faire un petit résumé du bouquin, c'est donc l'occasion d'exposer quelques idées technocritiques essentielles, et de pointer des désaccords politiques qui peuvent exister entre différents courants.

J'ai l'impression qu'on peut découper le texte de Thuillier en trois parties, qui correspondent chacune à environ un tiers du bouquin.

Thuillier définit le scientisme comme la croyance (ou l'idéologie) que seule la science produit des vérités, et que donc toutes les questions devraient être prises en charge par les méthodes de la science. On retrouve évidemment rarement le scientisme défendu dans cette forme la plus radicale, mais c'est quand même utile de prendre cette définition pour reconnaître quand il y a du scientisme dans une position, même s'il est dilué dans d'autres choses. Dans la première partie, Thuillier s'efforce de démontrer que "la science" n'est pas neutre. Il met systématiquement des guillemets autour du mot pour souligner son côté constuit qu'il parle de "la science" comme construction sociale, et pas comme la pratique idéale de production de savoir. Elle est le produit d'un processus historique et d'intérêts politiques et économiques. "La science" est avant tout opératoire. Elle vise à l'efficacité et à l'action. Savoir, c'est pouvoir, puisque comprendre un mécanisme permet directement d'agir dessus. Historiquement, les premiers scientifiques au sens moderne (qui se renvendiquent de la raison et des méthodes mathématiques) étaient avant tout des techniciens et des ingénieurs, qui construisaient des engins pour le compte des puissants. Aujourd'hui, "la science" est l'arène d'une guerre technologique permanente entre les Etats, qui concerne aussi bien les universités (chasse aux cerveaux) que l'industrie (grands plans de financements publics). S'il peut être utile de faire une distinction entre science fondamentale et science appliquée pour décrire des pratiques détaillées ou des ambitions individuelles, cette dichotomie n'a pas de sens en général car "la science" est indistinctement constituée des deux. Les réalisations technoscientifiques sont indiscociables d'élaborations théoriques. En ce sens, il n'y a pas de science "pure", qui serait simple pourvoyeuse de savoirs neutres, libres d'être utilisés pour des fins diverses. Il n'y a pas d'un côté "la science", et de l'autre "la société" : la science est dans la société et la notre société est scientifique.

Cette partie du bouquin n'est pas la plus satisfaisante. Thuillier expédie à plusieurs reprises les analyses et les exemples sous prétexte qu'il n'a pas la place de les développer dans cette petite post-face. C'est compréhensible, mais ça n'inspire pas trop confiance, quand on lit cette excuse dès le début du bouquin. Heureusement, d'autres textes font le travail de démontrer en détail qu'on ne peut pas séparer "la science" de "la société". Parmi plein d'autres, la brochure L'Université (dés)intégrée décortique l'histoire technoscientifique du bassin Grenoblois. C'est très détaillé, et peut-être un peu rébarbatif si on ne connait pas le milieu académique et industriel de la vallée la plus polluée de france, mais ça donne une illustration limpide de ce qui se cache derrière "la science pure". Sinon, plus accessible, on peut lire l'antologie de Survivre et Vivre par Céline Pessis Survivre et vivre : Critique de la science, naissance de l’écologie (il est dans la bibli de la disto, hésites pas à venir l'emprunter) qui présente d'un manière hyper claire les contributions d'un groupe de scientifiques critiques à l'écologie radicale naissante, dans les années 80. A ses début, les membres du groupe documentaient minutieusement les liens indissociables entre la recherche académique et l'armée, jusqu'au plus hauts niveaux d'abstraction mathématique. Cet argumentaire est remis au goût du jour en ce moment avec le génocide commis par Israel en Palestine. Plusieurs collectifs documentent en détail les liens entre les universités occidentales et le massacre des Palestinien·ne·s (voir par exemple cet article ou celui là).

Le second tiers du bouquin tente de clarifier les hypothèses philosophiques du scientisme. Elle est très bien écrite et pleine de citations de scientifiques qui explicitent clairement les visées et les présupposés de leur entreprise. "La science" est basée sur une vision mécaniste du monde. Elle postule que là où on ne voit à priori que chaos, il y a en fait des règles préétablies, que la physique a pour charge de découvrir. Ces règles sont écrites dans le language des mathématiques, et régissent des quantités mesurables (position, vitesse, charge...). La métaphysique scientifique postule que c'est ça "la réalité". Métaphysique, ça veut dire postulat philosophique, une certaine vision du monde qui n'est pas elle même le résultat d'un raisonnement purement déductif. Certes, la méthode scientifique fonctionne. Elle produit des savoirs efficaces qui permettent d'agir sur le monde qui nous entoure. Mais efficace ne veut pas dire vrai. La prétention de "la science" à dire ce qui "est", est idéologique et ne va pas de soi.

La méthode scientifique consiste à isoler un phénomène pour l'étudier indépendament de tout le reste. Le phénomène lui-même est traduit en un modèle qui est un ensemble de quantités mesurables dans le laboratoire. Le geste fondateur de toute approche scientifique est la simplification. "La science" simplifie le monde qui nous entoure et lui substitue une autre réalité peuplée d'objets scientifiques (des atomes, des champs, des potentiels, des forces etc...) régis par des normes particulières. Elle "explique du visible compliqué par de l'invisible simple". Elle instaure un autre monde de "réalités profondes" ce qui rend possible l'explication, la prédiction et l'action. Mais ce monde est le domaine gardé des scientifiques et dépossèdes les autres de leur réalité : iels vivent dans l'illusion des apparences.

En s'octroyant le monopole de la vérité, le scientisme se révèle comme une idéologie totalitaire. La construction historique de "la science" l'illustre : elle annexe graduellement tous les champs de production de savoir et supprime toute possibilité autre de dire le vrai. Après avoir édicté les règles de la physique auxquelles le monde qui nous entoure doit obéir, la biologie a été annexée par la physique. Finalement, les organismes vivants ne sont que des tas d'atomes, régis par les lois de la physique. Thuillier livre plein de citations de scientifiques reconnus, qui dépassent toute carricature. Par exemple, pour nos camarade physicien·ne·s qui ont un jour été charmé·e·s par Feynman : "Tout ce que les animaux font, les atomes le font. [...] Il n'y a rien, dans le domaine de la vie, qui ne puisse être compris à partir de cette idée : les êtres vivants sont fait d'atomes qui obéissent aux lois de la physique". La physique contemporaine est infiniment loin de réaliser cette promesse. On n'est déjà pas capable de réaliser un modèle complet d'une paramécie, un être unicellulaire qui vit dans pratiquement toutes les flaques d'eau. Il y a de fortes chances que la simplificiation scientifique ne permette pas de rendre compte d'organismes complexes (la physique des systèmes complexes repose elle aussi sur des hypothèses simplificatrices, et les simulation "ab initio" qui simulent l'ensemble des lois physiques connues pour un système donnent des résultats grossièrement faux sur des systèmes ridiculement petits). Le scientisme, c'est la croyance qu'il n'y a pas d'obstacle fondamental à la compréhension intégrale du monde par "la science" et que ce n'est qu'une question de temps. C'est peut-être vrai, mais probablement pas : c'est bien une croyance et un parti pris philosophique.

La plupart des scientifiques que je vois n'ont pas la grandeur et l'ambition des scientistes assumés. Iels se contentent de "produire des sciences comme les vaches produisent du lait", en adhérant mollement à des conceptions philosophiques qui relèvent du scientisme, le plus souvent inconsciemment. Iels sont maintenu·e·s et se maintiennent coupé des conditions de possibilité et des conséquences de leurs activités : c'est de l'aliénation à un stade avancé. Et c'est en grand partie l'idéologie scientiste qui est aliénante ici. Quand on croit être initié à la meilleure (pour ne pas dire seule) méthode de production de la vérité, on devient sûr de soi, et on risque de prendre pour très élaborées et justes des idées finalement assez médiocres mais qui flattent notre croyance à notre propre intelligence. Je suis souvent surpris de voir avec quelle assurance des scientifiques avec qui je discute m'assène des cours d'économie, de géopolitique, ou d'histoire, remplis des lieux communs les plus éculés. Vivant dans l'idée scientiste qu'ils sont intelligents parce qu'ils disposent d'une thèse en physique, beaucoup de scientifiques s'enferment dans une vision du monde bête et aliénante (pour eux, et pour nous toustes).

La fin du bouquin s'attarde, sur un ton plus engagé, aux conséquences politiques du totalitarisme scientiste. La prétention scientiste à dire la vérité par "la science" n'ayant pas de limite, le monde entier devient un laboratoire, terrain de jeu des scientifiques. Si les lois de la physique peuvent dévoiler la vérité des être vivants, elles le peuvent aussi pour les humain·e·s et leurs productions sociales. Ainsi nait la sociobiologie qui prétend expliquer "rationellement" la structure des sociétés, et donc de donner des moyens d'agir dessus (savoir, c'est pouvoir, motivation essentielle de "la science"). Thuillier cite les pères fondateurs de la discipline, qui sont ravagés par la pensée scientiste et prêchent la fin de la politique au nom de la physique triomphante. La physique, évidemment, est loin de pouvoir réaliser cette utopie, et plus grand monde à ma connaissance, ne tient cette position dans cette extrémité. Mais ce n'est pas le problème, car le scientisme est une idéologie, une option philosophique, qui existe et agit. "L'important n'est pas que les miracles soient réels, mais qu'on y croit". Essentiellement, le scientisme donne le pouvoir de dire le vrai à une classe d'expert·e·s. Les sociétés occidentales nous enferment jour après jour toujours plus loin dans mode de grouvernement technocratique, où les décisions sont prises au nom de la rationnalité scientifique, et ne peuvent être discutées. L'idéologie scientiste est aujourd'hui très largement répandue. Elle est pourtant pratiquement invisible et rarement nommé, ce qui est un des attributs de l'hégémonie. Pour Thuillier, le scientisme "conduit à une sorte de démission philosophique, éthique et politique". Or les enjeux sont immenses, car le scientisme totalitaire me semble aller main dans la main avec le basculement fasciste auquel on assiste en ce moment même.

La grande question donc, c'est comment combattre l'idéologie scientiste. Thuillier ne dit pas grand chose là dessus. Mais il rappelle que l'on ne peut pas séparer "la science" de "la société" et que les deux se construisent ensemble. On ne peut donc pas espérer venir à bout du scientisme sans des changements radicaux à l'ensemble de la société. Il faut un processus révolutionnaire. Ceci dit, pour celleux qui n'ont pas envie d'attendre la révolution comme on attend Noël, on peut aussi penser que s'attaquer aux mythes scientistes, c'est s'attaquer à l'un des coeurs de la société capitaliste toute entière. Alors qu'on a souvent l'impression d'être sans prises contre nos sociétés du capitalisme tardif, la pensée technocritique nous donne un angle d'attaque.

Le petit texte anonyme qui suit le texte de Thuillier propose une voie dans ce sens, qui ne me plait pas du tout. Le texte dresse une opposition lyrique entre l'artificiel produit par "la science" et l'authentique naturel. Il faudrait laisser parler des désirs authentiques et retrouver notre puissance d'action dans le sabotage des réseaux vulnérables, qui effectivement ne manquent pas autour de nous. Personnellement, je ne crois pas que l'attaque contre des réseaux combattent automatiquement le scientisme dans les esprits. Si on veut que le sabotage ébranle aussi le scientisme dans les têtes, il doit être accompagné d'un message politique clair, soit explicite, soit implicite par le choix des cibles et des moments. A défaut, il risque de renforcer le discours sécuritaire des technocrates de tous bords. Et le contenu du message compte. La distinction nature/artificiel qui est faite dans le texte me semble mener plus ou moins directement au rejet de "la technique" sans distinction, et résulte dans des perspectives primitivistes (pour les cohérents) que je ne partage pas ou carrément réactionnaires et traditionalistes (pour celleux qui ont suffisament tordu l'idée de nature pour y faire rentrer un ordre social).

Il me semble qu'on combat le scientisme non pas en reléguant les sciences et les techniques en bloc dans le camp du Mal, avec tout ce qui est artificiel, mais en démontant leur mythe, en montrant ce qu'il a d'arbitraire, et en libérant des options idéologiques moins merdiques. Une façon de démonter le mythe, c'est de mettre les mains de la technique. D'essayer de comprendre comment fonctionnent les artefacts techniques qui nous entourent, de remettre au centre leurs dimensions symboliques et politiques. D'apprendre à les tordre et à mesurer les poisons qu'ils renferment pour finalement pouvoir choisir ceux avec lesquels on veut vivre, et ceux qu'on veut combattre. S'emparer à plusieurs des histoires qu'on se raconte, et juger leurs prolongements techniques. Et aussi, faire autre choses que de la technique, car le monde est vaste et rempli de choses qui ne relèvent pas des sciences. C'est pour moi l'un des rôles des hackerspaces et de la disto.